Quand prescrire des opiacés ? Un dilemme éthique pour les médecins

La crise des opiacés aux États-Unis s’aggrave. Le corps médical tout comme le gouvernement s’inquiètent à juste titre du rôle joué par les opiacés sur ordonnance

Pick your painkiller

Pour les patients souffrant de douleurs chroniques, la réponse n’est jamais simple – Photo: Eric Norris, via Flickr. Licence: CC BY 2.0

Cet article a été originellement publié sur: The Conversation. Lire la version originale (anglais)

En réponse, les académies nationales des Sciences, de l’ingénierie et de la médecine publiaient en début d’année un rapport officiel et le 21 septembre dernier l’Académie nationale de médecine lançait un appel invitant les cliniciens à aider à combattre la crise.

En tant que bio éthicien œuvrant sur les questions éthiques et de politique en matière de prescription d’opiacés, je tiens à remercier l’Académie nationale de médecine de m’avoir invité à faire partie de l’équipe de rédaction de cette publication et d’avoir pris au sérieux la dimension éthique de la crise des opiacés sur ordonnance. L’épidémie d’opiacés comporte de nombreux défis au plan éthique.

Nous pourrions aborder toutes sortes de sujets, mais j’ai choisi de me concentrer ici sur la question de la responsabilité morale en matière de prescription. Faut-il ou non prescrire des opiacés ? Si la réponse est oui, comment faut-il le faire ? Il ne fait aucun doute que c’est une question importante pour les cliniciens, mais le restant d’entre nous – les patients – devrions aussi comprendre que les médecins et le personnel soignant ont des devoirs envers nous en matière de soins.

Deux crises de santé publique

L’un des défis principaux posés par l’épidémie d’opiacés est celui d’apporter une réponse aux patients en situation de souffrance, sans leur nuire.

Si les opiacés permettent de soulager la douleur de manière significative, alors la solution au problème des opiacés sur ordonnance n’est tout simplement pas de cesser de les utiliser car cela reviendrait à remplacer une crise (celles des opiacés) par une autre (une crise de la douleur).

Les données suggèrent cependant que l’intérêt des patients atteints de douleur ne va pas nécessairement à l’encontre de l’objectif de résorption de la crise des opiacés. Les éléments de preuve en faveur de l’utilisation des opiacés dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses sont bien minces, de plus, la recherche suggère que ces mêmes traitements peuvent au contraire accroître la sensibilité du patient à la douleur.

Les traitements par opiacés ont par ailleurs des conséquences importantes (risque d’addiction, de somnolence, de constipation, de nausée et autres effets secondaires).

Il en découle que le corps médical est en train de se rendre compte que les opiacés ne constituent tout simplement pas un bon traitement des douleurs chroniques non cancéreuses. Mettre un terme à l’utilisation à long terme de médicaments opiacés pourrait bien même améliorer le sort des patients concernés.

Peut-on malgré tout utiliser des opiacés ?

Si on pouvait tout simplement cesser d’utiliser des opiacés, ce serait magnifique. Mais disons que c’est un peu plus compliqué.

Même s’il faudrait éviter les traitements opiacés en première intention (et même en deuxième) en cas de douleur chronique, cela ne veut pas dire qu’ils ne fonctionnent pas pour certains. Les patients sont des personnes, pas des statistiques, et les risques associés aux traitements opiacés – tout comme les risques de ne pas soulager la douleur – ne sont pas les mêmes pour tous.

Ce point est particulièrement important car une douleur chronique invalidante peut amener à perdre le goût de vivre et peut même pousser au suicide. Lorsqu’on est face à une douleur débilitante et qu’on a épuisé les autres options de traitement, pourquoi ne pas envisager une troisième voie de traitement dans l’espoir de sauver une vie ?

Les patients qui prennent des doses élevés d’opiacés depuis des années ou des dizaines d’années posent également un défi de taille. Nombre d’entre eux sont inquiets d’un possible retour de bâton contre les opiacés. Quelques-uns pensent que les opiacés leur sauvent la vie. D’autres sont terrifiés par le sevrage qu’ils devraient endurer si on les privait de leur traitement.

Si on abandonne trop vite le traitement par opiacés, certains médecins pourraient abandonner ces patients à leur sort ou les obliger à réduire les doses avant qu’ils ne soient prêts à le faire. Réduire les doses est, dans le meilleur des cas, un processus long et difficile. Mal géré, cela peut même être l’enfer. Ces patients ont été créés par le système de santé et on ne peut pas tourner maintenant leur tourner le dos.

Dernier élément, les opiacés sont des médicaments essentiels au traitement des douleurs aiguës, chirurgicales et post-traumatiques. Ce type de douleur peut exiger un traitement à long terme, lorsque les opérations s’étalent sur plusieurs mois ou pour des lésions traumatiques pour lesquelles la convalescence est longue et douloureuse. Dans tous ces cas, les opiacés peuvent rendre la vie supportable.

Même si en général les appels à limiter les prescriptions d’opiacés ne visent pas ces patients, on peut malgré tout s’inquiéter à juste titre de l’évolution des mentalités. Si la culture médicale se met à avoir une phobie des opiacés, qui s’occupera de leurs ordonnances ?

Prescrire de façon responsable

Combattre intelligemment l’épidémie va demander une vigilance constante. La nouvelle publication de  l’Académie nationale de médecine propose plusieurs moyens d’aider les médecins à prescrire et à gérer les opiacés de manière responsable.

Pour faire court, les cliniciens doivent prescrire des opiacés en cas de nécessité seulement et utiliser, quand cela s’y prête, des stratégies de gestion de la douleur, sans opiacés. L’expérience justifie d’utiliser l’acétaminophène et l’ibuprofène, ainsi que la kinésithérapie, l’exercice, l’acupuncture, la méditation et le yoga.

Les cliniciens doivent également être prêts à gérer leurs prescriptions sur de longues périodes tout en s’efforçant, à chaque étape, de collaborer avec leurs confrères afin de s’assurer que les patients reçoivent les soins dont ils ont besoin.

Sans pour autant être « anti-opiacés», les cliniciens doivent exercer une prudence indispensable à l’heure de rédiger une ordonnance en cas de douleur chronique non cancéreuse. S’il est justifié de prescrire un opiacé, ils doivent en outre veiller à ne prescrire que la quantité nécessaire.

Les patients concernés doivent entreprendre une thérapie par opiacés en étant conscients des avantages comme des risques qui y sont associés. Ils doivent pouvoir disposer d’un plan de soins, incluant une « stratégie de sortie » permettant d’interrompre le traitement.

Quel rôle pour les non cliniciens?

Les suggestions qui précèdent peuvent sembler simples, sinon évidentes. Il est donc important de souligner qu’un tel travail prend du temps et qu’il est parfois difficile, en particulier lorsqu’on est face à des patients à risques élevés. Il est bien plus difficile d’informer, de conseiller et d’éviter l’usage inutile d’opiacés que d’écrire une simple ordonnance.

Même si ce difficile travail relève de la responsabilité des cliniciens, nous pouvons tous les aider à bien le faire. Après tout, personne n’aime souffrir inutilement. Notre attente vis-à-vis de ces puissants analgésiques fait partie du contexte culturel de l’épidémie.

Il va falloir que cette attente change. Auparavant, on aurait sûrement prescrit du Percocet ou du Vicodin pour une douleur aiguë modérée liée une blessure, pour une intervention dentaire ou autre. Et quand c’est nous qui souffrons, nous préférerions sûrement que les médecins distribuent ces médicaments comme des bonbons. L’épidémie d’opiacés nous montre que ce n’est pas une pratique clinique que nous voulons voir se généraliser. On ne peut pas exiger que l’on fasse une exception pour nous.

Travis N. Rieder

Chercheur au Berman Institute of Bioethics, Johns Hopkins University

The Conversation