Pour en finir avec la douleur

L’autrice dénonce l’injustice flagrante en matière d’accès aux médicaments antidouleurs et propose une action collective internationale pour y faire face

Homme endormi avec sa femme en phase terminale

Le « fossé de la douleur » entre pays riches et pays pauvres est abyssal : près de 26 millions de personnes dans le monde souffrent de douleurs intenses sans analgésiques, dont 83 % vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire – Images : Shutterstock

Smriti Rana travaille pour Pallium India, un trust caritatif dont la mission est de catalyser le développement de services efficaces et de qualité en matière de soulagement de la douleur et de soins palliatifs, ainsi que leur intégration dans les soins de santé dans l’ensemble de l’Inde, via la prestation de services, l’éducation, le renforcement des capacités, les politiques, la recherche, le plaidoyer et l’information.

Par Smriti Rana, Pallium India – En 2018, le rapport publié par la Commission du Lancet sur l’accès mondial aux soins palliatifs et au soulagement de la douleur a montré pour la première fois que plus de 68 millions de personnes dans le monde éprouvent des souffrances sévères liées à leur santé, dont 80 % vivent dans les pays à revenu faible et intermédiaire.

La nécessité des soins palliatifs est d’autant plus grand dans ces pays que les traitements spécifiquement dédiés aux différentes maladies ne parviennent aux patients que trop peu, ou trop tard. Les soins palliatifs y ont par conséquent une portée plus étendue, allant au-delà de la gestion des symptômes, des soins de fin de vie ou des groupes de maladies spécifiques. Atténuer les souffrances sévères exige de prendre en compte la détresse physique du patient, mais également la souffrance de l’ensemble de la famille. Il faut tenir compte de leur souffrance sociale, émotionnelle et spirituelle, de l’atteinte à la dignité et à l’autonomie, et reconnaître que la maladie d’une personne a un impact multigénérationnel. Les plus vulnérables sont pris en étau entre la force irrépressible des interventions médicales technocratiques, souvent futiles et appauvrissantes, et l’inébranlable roc de la biologie naturelle.

Disparité abyssale de l’accès aux médicaments antidouleur

Même s’il n’est pas facile de mesurer la profondeur et l’étendue des besoins en matière de services, l’indicateur indirect internationalement accepté de l’offre de soins palliatifs d’un pays donné est sa consommation moyenne d’équivalent morphine.

Distribution d'équivalents morphine dans le monde

Opioïdes distribués en équivalent morphine (morphine en mg/patient ayant besoin de soins palliatifs, moyenne 2010-13), et pourcentage estimé des besoins satisfaits pour les problèmes de santé les plus associés à une souffrance grave liée à la santé – Source : Organe international de contrôle des stupéfiants et estimations de l’OMS sur la santé mondiale, 2015.

La carte ci-dessus, basée sur des données communiquées par l’Organe international de contrôle des stupéfiants, est devenue le symbole même du rapport de la commission du Lancet. Elle illustre la disparité de l’accès aux analgésiques opioïdes dans différentes parties du monde, et les pourcentages estimés des besoins satisfaits. 90% de la morphine destinée à soulager la douleur est consommée par 10% des pays les plus riches. La consommation de morphine par habitant en Asie est 36 fois inférieure à la moyenne mondiale.

Les racines de cette « disparité abyssale en matière d’accès » peuvent être retracées historiquement par la marchandisation de substances traditionnellement utilisées comme médicaments. L’arrivée du terme « drogue » dans notre vocabulaire a recadré l’épistémè.

Cent ans de commerce de légal de l’opium et conséquences de la colonisation

La relation de l’Inde avec les opiacés, par exemple, est antérieure à la colonisation. Avec le commerce de l’opium, rentable jusqu’à l’obscénité, mis en œuvre par la compagnie des Indes orientales, cette substance est devenue le carburant premier de l’Empire. L’opium a ainsi été commercialisé pendant plus d’un siècle bien qu’on en connût parfaitement les dangers. Ce commerce a façonné une grande partie de ce que Katherine Pettus a dénommé la « cartographie de la douleur ». Aujourd’hui, ce sont justement les anciennes colonies qui sont les premières concernées par la douleur.

Le colonialisme lui-même s’est exprimé par vagues – depuis la colonisation officielle jusqu’au néocolonialisme  – lesquelles ont engendré, puis et exacerbé cette fracture de la douleur. Les politiques actuelles – largement déterminées et imposées par le Nord et influencées par le discours américain  –  sont axées sur l’octroi de licences, la prescription et le contrôle, ce qui a un impact disproportionné sur les pays qui cultivent et fabriquent la matière première. De telles réglementations peuvent avoir un sens dans les pays occidentaux, renforcées par des organismes comme la FDA et des installations et ressources sanitaires bien équipées, mais dans les pays du Sud, beaucoup moins.

Des politiques et des pratiques dictées par l’Occident

L’emprise des entreprises occidentales continue de dicter et de façonner l’accès, ce qui se manifeste dans les listes de médicaments essentiels et les formules d’assurance remboursables. Une autre situation paradoxale au sein les pays à revenu faible et intermédiaire est que les formulations opioïdes coûteuses sont les seules à être disponibles, alors que des formulations à bas coût, telles que la morphine à libération immédiate, sont soit indisponibles, soit les dernières à l’être, voire difficile d’accès. A défaut, on continue de prescrire, mais aussi de promouvoir, des formulations coûteuses comme les patchs transdermiques de fentanyl, alors même qu’elles appartiennent à la même classe de médicaments et soient soumises aux mêmes réglementations. Même si les opioïdes à usage médical sont disponibles, ils demeurent largement inaccessibles.

Les patients démunis sont poussés à une surconsommation d’autres médicaments de prescription, mais moins efficaces.  Une telle pratique est considérée comme acceptable car à l’heure de faire une ordonnance, les médecins n’ont pas à se coltiner la narrative culpabilisante dont la morphine et les autres opioïdes font l’objet. L’automédication par des médicaments en vente libre augmente. Tout cela ne fait qu’aggraver la souffrance.

Les pays à revenu faible et intermédiaire ne sont pas suffisamment consultés sur la question de savoir si les systèmes conçus sur la base des meilleures pratiques modélisées par l’Occident sont appropriés ou peuvent être mis en œuvre de manière appropriées dans ces pays. Les discussions tendent à se concentrer sur des indicateurs d’entrée comme la politique et la législation, qui sont certes importants, mais qui, dans des pays comme l’Inde, ne se traduisent pas nécessairement par une mise en œuvre efficace.

Les décisions qui ont un impact direct sur les pays à revenu faible et intermédiaire sont toujours prises par les pays du Nord, à Genève et à Vienne. La plupart des pays du Sud n’y ont même pas de mission diplomatique, ce qui exclut ceux que ces décisions touchent le plus.

Une pandémie mondiale de douleurs non traitées

Les Conventions des Nations Unies sur les drogues imposent à tous les Etats membres la double obligation de prévenir l’utilisation non médicale des substances contrôlées et d’assurer une disponibilité adéquate de ces substances à des fins médicales et scientifiques. Le décalage historique entre ces deux impératifs fondamentaux a donné lieu à deux crises des opioïdes, l’une concernant l’accès et la « pandémie mondiale de douleurs non traitées », l’autre étant une épidémie plus régionale de troubles liés à l’utilisation des opioïdes et de surdoses mortelles.

Palliatie care

Déterminées et imposées par le Nord, les politiques actuelles de distribution des équivalents-morphine dans le monde sont axées sur l’octroi de licences, la prescription et le contrôle, ce qui a un impact disproportionné sur les pays qui cultivent la matière première, à savoir les anciennes colonies – Image : palliumindia.org, tous droits réservés

Mais le système reste axé sur le contrôle, et non pas sur l’accès.

La « cartographie de la douleur » et la « disparité abyssale en matière d’accès » ne sont pas seulement des questions réservées aux défenseurs des soins palliatifs. Ce sont des questions de santé publique au plan mondial.

Le contrôle et l’accès sont vus comme deux éléments opposés, et les arguments sont présentés en termes de « préjudice versus valeur ».

 

L’équilibre vient de l’attention portée à la souffrance de l’individu et de sa famille, qu’il s’agisse de troubles liés à la consommation de substances ou de l’absence de soulagement de la douleur. Il est essentiel de comprendre que, dans les pays à faible et moyen revenu, les opioïdes sont non seulement indispensables pour soulager la douleur, mais aussi pour atténuer la souffrance aggravée par ce manque d’accès. Personne ne devrait avoir à choisir entre un côté ou l’autre du débat, si quelle que soit l’option choisie, il n’y a que des souffrances à la clé.

Les soins palliatifs, un élément clé pour des soins de santé universels et complets

La résolution de 2014 de l’Assemblée mondiale de la Santé a reconnu les soins palliatifs comme une composante essentielle pour des soins de santé complets et universels. Cette composante est incluse dans la couverture sanitaire universelle au même titre que la promotion de la santé, la prévention des maladies, les traitements curatifs et la réadaptation.

La question de « l’accès et la disponibilité des substances contrôlées  » est devenue un point focal suite à la déclaration ministérielle de 2019 lors de la 4ème réunion intersession de la CND. Dans cette optique, la CND, l’OMS et l’OICS ont lancé l’appel conjoint à « Ne laisser aucun patient de côté « , afin de garantir l’accès et la disponibilité de médicaments de bonne qualité sous une gouvernance appropriée et des restrictions internationales. Les médicaments contre la douleur en sont une composante essentielle, étant donné qu’à tout moment, environ 15 millions de personnes, rien qu’en Asie du Sud, souffrent de douleurs sévères et persistantes.

En avril 2022, la Commission du Lancet 2018 sur le soulagement de la douleur et les soins palliatifs et la Commission Stanford-Lancet 2022 sur la crise nord-américaine des opioïdes se sont réunies pour présenter les principales conclusions de leurs rapports. Plus important encore, elles ont tracé la voie en reconnaissant de manière historique qu’il ne s’agit pas de questions opposées, mais au contraire profondément imbriquées et exigeant une pleine collaboration.

Conformément à l’approche de la « guerre contre la drogue », plusieurs pays ont adopté des politiques de contrôle hautement restrictives. Cette rhétorique a été interprétée de manière réductrice et néfaste. L’ère de la répression sévère a conduit à diaboliser nombre de substances sans aucun égard pour le « principe d’équilibre ».

L’excès d’opioïdes sur ordonnance dans certains pays ne doit pas faire oublier aux décideurs la crise de la douleur dans d’autres pays. L’accent mis sur l’usage inapproprié n’est pas suffisamment compensé par les preuves disponibles concernant l’atteinte d’un équilibre, lesquelles devraient être considérées comme des modèles.

Viser des politiques fondées sur les partenariats et axées sur le patient

Concentrons-nous non seulement sur un meilleur accès, mais sur un accès sécuritaire aux opioïdes. Sur des systèmes réglementaires convenablement calibrés, compatissants et intelligents, ainsi que sur des chaînes d’approvisionnement adaptées aux médicaments contrôlés, tout en fournissant simultanément les garde-fous que sont la formation et les informations fondées sur des preuves concernant l’utilisation sécuritaire des opioïdes pour soulager la douleur.

Concentrons-nous sur les partenariats. Le dénominateur commun de tous les exemples où le principe d’équilibre a été appliqué avec succès est le partenariat entre la puissante infrastructure du gouvernement et l’expertise des professionnels et des acteurs de la société civile. Et le moteur de cette adéquation a été le fait de se centrer sur le patient lui-même, ce qui a entraîné un soulagement pratique de la souffrance de manière durable et évolutive.

Nous devons ré-imaginer le contrôle des médicaments dans un cadre post-colonial. Une vision éclairée par une action internationale collective ancrée dans l’éthique et les approches post-colonialistes afin de garantir un accès équitable, en particulier pour les parties prenantes historiquement exclues issues des pays à faible et moyen revenu.