Oui, il faut donc instaurer une parité de traitement (et de financement) entre les services d’addiction et les autres services de santé ‘biologique’
Par Pierre Bremond – Il y a quelques années, j’ai suivi un cycle universitaire sur l’intervention dans le domaine des dépendances. Après deux ans de travail et quelques rencontres avec des enseignants remarquables, j’ai appris que les conduites addictives sont déterminées par un ensemble de causes. Celles-ci ont à voir avec les facteurs de vulnérabilité ou de protection de chacun, les facteurs environnementaux et enfin, les facteurs liés aux produits consommés.
Pour citer un psychiatre français, l’addiction résulte avant tout de « la rencontre entre un produit (ou un comportement) et un individu dans un moment socioculturel donné ».
Dans cette triade, la notion de maladie n’avait pas vraiment sa place selon moi. Après tout, personne ne fait le choix de tomber malade. La maladie s’impose. On « l’attrape » sans l’avoir voulue. Un virus pénètre dans notre corps et notre organisme se détraque. Ou bien nos gènes sont responsables, ou encore « c’est la faute à pas de chance ». En revanche, c’est toujours un sujet conscient qui prend l’initiative de consommer une substance ou de jouer. S’il en résulte une addiction, celle-ci est toujours la conséquence de sa décision, quand bien même la dépendance lui ôte désormais toute capacité de choix.
Ces deux années m’avaient rendu un peu méfiant vis-à-vis du corps médical et de l’industrie pharmaceutique, en raison d’une tendance certaine à vouloir pathologiser (et donc soigner) tous les comportements humains un tant soit peu hors normes. Pensons à la popularité exagérée des psychostimulants pour traiter les enfants avec des problèmes de déficit d’attention, d’humeur ou de comportement. Coucou la Ritaline !
(Un coup d’œil rapide sur) la science de l’addiction
L’un des cours les plus déprimants de ces années d’étude fut une introduction au behaviourisme. J’ai même atteint le fond lorsque j’ai été amené à conclure que le libre arbitre n’était qu’une illusion. Je me trompais bien entendu. Avec notre cortex préfrontal surdimensionné, nous autres les êtres humains avons la possibilité (la liberté) de choisir une réponse différente que celle que choisirait, mettons, une souris au cours d’une expérience associant punitions et récompenses.
Après que je suis devenu intervenant, j’ai réalisé que les personnes aux prises avec une addiction avaient perdu leur liberté fondamentale de vivre leur vie comme bon leur semble. Et l’une des choses les plus gratifiantes que j’aie jamais faites dans ma vie professionnelle a été de leur permettre de retrouver cette liberté.
Aujourd’hui, la recherche a montré que l’incapacité d’une personne addicte à s’abstenir de consommer de l’alcool ou d’autres drogues – ou à jouer à des jeux de hasard – est avant tout liée à un dysfonctionnement du cortex préfrontal. Il s’agit de la partie de notre cerveau chargée de ce que les scientifiques appellent les fonctions exécutives, c’est-à-dire les fonctions associées avec tout ce qui fait de nous des êtres humains. Gérer le temps et l’espace, évaluer notre environnement, différer une récompense, ou encore exprimer notre personnalité.
Chez les personnes aux prises avec ces problèmes, la difficulté est liée à la réponse du cerveau, privé de son comportement ou de sa drogue favorite, face au stress. Cette réponse se traduit le plus souvent par des émotions foncièrement négatives, voire un sentiment de désarroi le plus absolu.
‘Craving’ et Déclencheurs
Dans ce cas de figure, la présence éventuelle de certains ‘déclencheurs’ (c’est-à-dire des stimuli environnementaux renforcés par des années d’addiction) vient renforcer le ‘craving’, soit l’envie impérieuse et irrépressible de consommer des substances ou de jouer : par exemple, une odeur de bière au détour d’une rue, une pub pour un casino, le banc public où attend le dealer.
L’alcool et les autres drogues (héroïne, cocaïne, ecstasy, cannabis, médicaments anxiolytiques et même tabac) agissent de la même manière sur le cerveau. Elles augmentent le niveau de dopamine (principalement, mais aussi d’autres neurotransmetteurs) dans le système de récompense, créant ainsi une sensation de plaisir qui peut se transformer en addiction.
Le problème, c’est que le cerveau devient incapable de produire, de façon naturelle, suffisamment de ces messagers chimiques que sont les neurotransmetteurs. Résultat, le cerveau devient plus ou moins insensible aux sources de plaisir plus habituelles. Se promener en forêt avec son chien, contempler un coucher de soleil, tenir la main de son amant-e, converser avec un ami cher… Pour la personne, ces plaisirs-là ne comptent plus. Plus rien d’autre ne compte que l’objet de son addiction.
Surmonter une addiction
L’addiction entraîne des changements aux plans chimique, structurel et moléculaire qui prennent littéralement notre cerveau en otage. La bonne nouvelle : ce processus est parfaitement réversible et le plus souvent sans séquelle (pour le cerveau). En effet, contrairement à ce qu’on croit, toutes les drogues ne sont pas des tueurs en série de neurones – d’ailleurs, LA drogue par excellence qu’est l’héroïne possède une neurotoxicité bien moindre que celle de l’alcool.
La mauvaise nouvelle : ce processus nécessite un long parcours de réadaptation, la plupart du temps jonché de moments de doute et parfois de rechutes.
J’ai côtoyé de nombreuses personnes qui avaient réussi (au moins temporairement) à se débarrasser de leur addiction. Pourtant, la plupart d’entre-elles affirmaient encore n’avoir goût à rien, n’avoir envie de rien et n’être intéressé par rien. C’est normal. La désintoxication (et même les mois qui suivent) est sans doute une étape difficile, mais elle ne représente qu’une toute petite partie du parcours de réadaptation. Un parcours dont le but ultime est finalement de réapprendre à apprécier les plaisirs normaux de la vie.
Parité et lutte contre la stigmatisation
L’American Society of Addiction Medicine (ASAM) définit l’addiction comme une maladie chronique, pouvant se traiter, impliquant des interactions complexes entre les circuits cérébraux, la génétique, l’environnement et les expériences de vie d’un individu. Les personnes souffrant d’une addiction consomment des substances ou adoptent des comportements qui deviennent compulsifs, et continuent souvent de le faire malgré leurs conséquences néfastes (définition révisée en 2019).
De fait, il existe deux très bonnes raisons pour mettre l’accent sur les fondements biologiques de l’addiction. C’est d’abord un argument solide en faveur d’une parité de traitement (et de financement) entre les services de prise en charge des addictions et les autres services de santé ‘biologique’. C’est d’ailleurs l’objet de la campagne internationale lancée la semaine dernière par Dianova.
C’est aussi un bon moyen de lutter contre la stigmatisation dont sont victimes les usagers de drogues ou d’alcool. Non, les personnes ayant un trouble de l’usage de substances ou une autre addiction ne sont pas des êtres faibles, immoraux, ou souhaitant juste faire la fête aux dépens de la société !
Enfin, le fait que la biologie soit impliquée dans leur problématique peut aussi permettre d’atténuer l’auto-stigmatisation que s’infligent souvent ces personnes, à grand renfort de culpabilité et de haine de soi.
Oui, l’addiction est une maladie, mais…
La nouvelle définition de l’ASAM souligne l’importance de l’environnement et des expériences vécues dans le développement d’une addiction. C’est une bonne chose, car pour comprendre réellement quelles sont les racines de l’addiction, il faut sortir du champ médical et pénétrer dans le champ psychosocial.
La personne addicte n’y est plus un simple objet de soins, mais un sujet parlant, pensant et décidant. L’addiction est toujours en rapport direct avec certaines difficultés qu’elle rencontre dans ses relations avec elle-même ou avec les autres. L’addiction est sans aucun doute une maladie, mais loin d’être une fatalité d’ordre physiologique, génétique ou hormonale, l’addiction s’inscrit dans une dimension physique et psychologique propre à chacun.