Addictions et stéréotypes de genre

Si hommes et femmes ne sont pas égaux face aux addictions, les représentations de genre représentent un déterminant majeur de vulnérabilité chez les femmes

Amy Winehouse at Madame Tussaud's

La tolérance sociale des addictions est plus grande pour les hommes que pour les femmes, par exemple certains médias présentaient Kurt Cobain comme un ‘génie torturé’ tout en se payant publiquement la tête d’Amy Winehouse, alors que tous deux étaient aux prises avec des problèmes similaires. Deux poids, deux mesures – Photo: Amy Winehouse chez Madame Tussaud, Londres. Lazarin Hristov – domaine public

Par Pierre Bremond – A l’exception des troubles alimentaires, la balance penche très nettement du côté des hommes en termes de conduites addictives. Pourtant, la recherche a montré que si les femmes sont beaucoup moins nombreuses à consommer de l’alcool ou d’autres drogues ou à avoir une pratique de jeu excessif, elles ont en revanche plus de risques que les hommes d’entrer dans des usages problématiques, de devenir dépendantes, voire de souffrir d’autres problèmes aigus liés à la consommation.

Cet état de fait pourrait être lié à la présence de troubles de l’humeur et de diagnostics d’anxiété et de dépression préalables à la dépendance chez les femmes, alors que les hommes développent ce type de troubles à la suite de leurs consommations de substances. Comme le souligne Grégory Lambrette, psychologue et psychothérapeute : « si l’homme prend des drogues et développe des troubles connexes, les femmes seraient sujettes à développer des troubles qui les conduisent vers les addictions en tant que processus d’automédication. »

Pourtant, il existe un élément qui joue un rôle central dans la plus grande vulnérabilité des femmes qui abusent de substances et qui participe à renforcer leur stigmatisation : les représentations de genre. Comme tous les comportements humains, les conduites addictives sont influencées par ces représentations de genre. Mais qu’est-ce que « le genre » exactement ? Il s’agit en fait d’un concept permettant de différencier ce qui relève de la nature (le sexe biologique), et ce qui relève de la culture, de l’identité sexuelle ou sexuée.

La femme « qui prend soin »

Ces représentations (ou stéréotypes) de genre assignent aux personnes, dès leur naissance, un certain nombre de fonctions, de tâches et de compétences diverses selon qu’elles sont du genre masculin ou féminin. Cette assignation (on peut dire aussi étiquetage) recouvre l’ensemble des conduites culturellement perçues comme appropriées aux individus de sexe masculin ou féminin et alimente des projections, des choix, des croyances et des préférences qui accompagnent la personne tout au long de sa vie. Bien entendu, la place qu’occupent la transgression et la prise de risque – deux des aspects fondamentaux des conduites addictives – fait intimement partie de cet étiquetage social.

 

La femme qui utilise des drogues ou qui boit « trop » est souvent perçue comme défaillante, mauvaise mère et mauvaise épouse. Pour la société, cette femme qui se drogue n’est plus une « vraie femme », mais une femme déchue au sens propre, à la fois de son statut féminin et de l’image renvoyée par ce statut,  maternelle, protectrice et attentionnée.

Représentations et attentes sociales

Physiologiquement, les hommes et les femmes ne sont pas égaux face à l’abus de substances. Par exemple, des études ont montré que pour une même quantité d’alcool ingérée, à âge et poids égal, le taux d’alcool dans le sang est supérieur chez la femme. Mais ils ne sont pas non plus égaux en termes de représentations et d’attentes sociales : si les hommes consomment davantage de substances et plus souvent que les femmes, la perception d’une consommation excessive est, elle, plus fréquente chez les femmes.

Hommes et femmes ne sont pas égaux en termes de représentations et d’attentes sociales: si les hommes consomment davantage de substances et plus souvent que les femmes, la perception d’une consommation excessive est, elle, plus fréquente chez les femmes. 

Autrement dit, au plan des addictions, il existe une plus grande tolérance sociale pour les hommes que pour les femmes – une différence de traitement perceptible à tous les niveaux de la société. Comme l’a souligné le magazine en ligne Pitchfork, certains médias avaient par exemple pris l’habitude de présenter une personnalité comme Kurt Cobain comme un « génie torturé », tandis qu’ils se payaient publiquement la tête d’Amy Winehouse et parlaient d’elle comme d’une « alcoolo », alors que tous deux étaient aux prises avec des problèmes d’addiction similaires. Deux poids, deux mesures.

Des représentations intériorisées chez les femmes et présentes chez les professionnels

Les femmes qui sont aux prises avec une addiction intègrent elles-mêmes ces représentations de genre et, plus elles sont en difficulté, plus elles se considèrent comme des « femmes de mauvaise vie », développent des sentiments de culpabilité et de honte et s’efforcent de cacher leur consommation. Enfin, il faut souligner que les professionnels de santé ne sont pas non plus immunisés contre ces représentations de genre. A moins d’avoir reçu une formation spécifique, nombre d’entre eux peuvent par exemple avoir des difficultés à aborder la question de l’usage de substances chez une patiente sans y affecter un jugement moral. Et il leur est souvent plus difficile d’accepter des comportements excessifs quand ils viennent d’une femme.

 

Tous les professionnels de santé peuvent être amenés à prendre en charge des femmes présentant des conduites addictives, c’est pourquoi tous devraient pouvoir recevoir une formation concernant les représentations de genre, afin de les reconnaître et de les aborder comme il convient, tout en sachant personnellement s’en distancier. De même, les professionnels des addictions, s’ils ont été formés à cet effet, peuvent malgré tout rencontrer des situations complexes susceptibles de les mettre en difficulté, c’est pourquoi ils ne doivent jamais hésiter à dialoguer avec d’autres structures ou institutions partenaires, dans le but de mettre en œuvre des actions spécifiques d’accompagnement au profit de femmes aux histoires de vie souvent très douloureuses.