Entretien avec Rowdy Yates

«Nous devons encourager les instituts de recherche à se concentrer non pas sur le fait de savoir si les CT fonctionnent (ça, nous le savons déjà !), mais sur comment elles fonctionnent (et comment elles pourraient encore mieux le faire). »

Rowdy Yates récipiendaire d'une distinction de l'organisme Phoenix Futures

Rowdy Yates est chercheur honoraire à la Faculté des sciences sociales de l’Université de Stirling en Ecosse. Il a travaillé dans le champ des addictions depuis plus de quarante ans et a été le directeur et cofondateur du Lifeline Project; L’un des plus anciens services spécialisés dans le traitement des addictions du Royaume-Uni.

Il est actuellement Directeur Exécutif d’EWODOR (Groupe de travail et de recherche européen sur les drogues, et Président de la Fédération Européenne des Communautés Thérapeutiques (EFTC), Président de Recovery Academy UK et ancien membre de la Commission des stratégies anti-drogues du gouvernement écossais. En 1994, M. Yates s’est vu décerner l’Ordre  de l’Empire britannique (MBE) pour les services qu’il a rendu en matière de prévention de l’abus de drogues.

Qu’est-ce qui vous a conduit à consacrer votre vie au domaine des addictions et de l’usage inapproprié de drogues ?

J’ai cessé de consommer des drogues en 1969. Jusqu’alors j’avais été guitariste dans divers groupes (et souvent éjecté de ces mêmes groupes à cause de mon comportement) en même temps qu’un usager régulier de méthédrine (une sorte d’amphétamine injectable populaire à l’époque) et d’héroïne. J’avais déjà essayé plusieurs fois de m’en sortir et cette fois-là j’étais bien déterminé à y parvenir. J’ai donc commencé par me rendre aux réunions des Alcooliques Anonymes (il faut garder à l’esprit qu’il y avait à l’époque très peu de services de traitement des drogues ou de réunions des Narcotiques Anonymes). Mais le fait est que les AA ne comprenaient pas vraiment les autres dépendances et ils m’ont très poliment dit que n’étais pas venu au bon endroit.

C’est alors que j’ai rencontré par hasard un autre ex-toxico dans la même situation et on s’est mis d’accord pour créer notre propre groupe de soutien. En très peu de temps nous étions déjà cinq. L’un des participants était un grand lecteur qui avait insisté pour que nous lisions le dernier livre de Lew Yablonsky. Il s’agissait de Tunnel Back, un ouvrage à propos du séjour qu’il avait fait à Synanon, la première communauté thérapeutique (CT). Dans les semaines qui ont suivi, nous avons tous lu le livre et nous avons décidé de reproduire l’approche décrite par Yablonsky.

Lifeline ProjectJe connaissais un prêtre du coin prêt à nous aider et celui-ci a accepté de nous louer un presbytère vide pour un shilling par an – quelque chose comme dix centimes d’euro. Nous avons donc emménagé et dès l’année suivante nous faisions fonctionner notre propre CT – basée sur rien d’autre que notre propre compréhension de ce bouquin ! Puis en 1971, notre groupe s’est associé à un autre centre de soins, Eros, qui était dirigé par Eugenie Cheesmond, une psychiatre sud-africaine. Cette nouvelle organisation s’est appelée Lifeline.

J’ai travaillé avec eux pendant une vingtaine d’années, comme bénévole, puis employé rémunéré, directeur et enfin directeur général. J’ai quitté Lifeline en 1993 pour devenir directeur du Scottish Drugs Training Project (SDTP) de l’université de Stirling. Il s’agissait d’une organisation qui proposait des formations en cours d’emploi dans le domaine du traitement des drogues et de l’alcool. En 2001, lorsque le SDTP a fermé ses portes, je suis devenu membre de la faculté spécialisée dans l’enseignement et la recherche dans le domaine des addictions. J’ai pris ma retraite en 2016 tout en continuant à m’engager pour les communautés thérapeutiques. C’est ainsi que dans le courant de ma vie active j’ai pu appréhender le champ des addictions selon les points de vue de l’usager/du client, de l’employé, du gestionnaire, du chercheur et de l’enseignant !

Quelles sont les forces du modèle de la CT ?

Communauté thérapeutique de Dianova Terrebonne (Québec - Canada)

Il existe bien entendu pour les personnes addictes de nombreuses façons de parvenir à un rétablissement durable. Nous devons toujours rappeler que la majorité des personnes y parviennent sans avoir recours à un traitement formel, ni même à des soutiens informels de type AA ou NA. Ce simple fait doit nous rappeler à une certaine humilité. Cependant, même si les voies pour s’en sortir sont nombreuses, je n’aurais pas passé la majeure partie de ma vie à travailler des CT si je ne pensais pas qu’elles constituent la meilleure méthode. Si nous acceptons le modèle biopsychosocial de Zinberg et Engels, alors la communauté thérapeutique est la seule intervention de traitement qui mette systématiquement en œuvre une réponse globale correspondant à ce cadre théorique.

Selon le modèle biopsychosocial l’addiction résulte de l’interaction de trois domaines : le biologique, qui comprend la prédisposition génétique, les cravings, la tolérance, les répercussions physiques des drogues, les troubles co-occurrents, etc.; le psychologique – faible estime de soi, comportement antisocial, mauvais contrôle des impulsions, etc. ; et le social – soit les réseaux sociaux délétères, le manque de relations qui soutiennent le rétablissement, un faible niveau de scolarité et d’employabilité, etc. Bref,  si l’on tient cette théorie pour vraie, une intervention efficace devrait donc pouvoir apporter une amélioration s’agissant des ressources de la personne dans chacun de ces trois domaines.

Et les CT permettent même de renouer les liens relationnels et de favoriser des relations positives entre pairs. Cela donne un package plutôt impressionnant ! Il faut se rappeler qu’il s’agit avant tout d’une approche pédagogique de l’enseignement de comportements pro-sociaux. Il ne s’agit pas d’abstinence ou de sobriété, qui ne sont que des conséquences secondaires. Et parce qu’il s’agit en grande partie d’auto-support, les effets de la CT sont extraordinairement durables et ce bien après la période de traitement.

En tant que représentant du modèle de la CT en Europe, que pensez-vous de la situation des CT à l’heure actuelle? Et quels sont les principaux défis pour ce modèle ?

Malheureusement, les politiques néo-libérales et monétaristes de la plupart des pays d’Europe occidentale au cours des deux dernières décennies n’ont fait que marginaliser les traitements résidentiels et les services résidentiels de traitement des addictions en particulier. Ces politiques ont eu deux conséquences dommageables. Elles ont en premier lieu exercé une pression sur la durée des traitements (tout en demandant des séjours courts qu’ils aient les mêmes résultats que les longs séjours !). elles ont ensuite rendu l’accès aux traitements résidentiels bien plus difficiles. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, il s’agit d’un traitement de « dernier recours » que l’on propose seulement après qu’ont échoué toutes les interventions communautaires ou ambulatoires. Ceci est largement dû au fait que le maintien par la méthadone semble bon marché et efficace et parce qu’on estime que les services résidentiels de réadaptation sont beaucoup plus onéreux.

Au cours de la dernière décennie, nous avons échoué à faire suffisamment valoir nos arguments sur ce point précis. C’est pourquoi, j’estime que le principal défi pour le mouvement des CT dans les prochaines années sera d’apprendre les uns des autres et de mieux promouvoir nos réussites (les taux de rétention dans la plupart des CT ont spectaculairement augmenté lors de ces vingt dernières années et pourtant les critiques continuent de citer les mauvais chiffres des années 80) et poser plus efficacement le problème des coûts.

Quel est le rôle de l’EFTC?

Je suis très fier du travail de la fédération européenne des communautés thérapeutiques (EFTC). Il s’agit selon moi de la plus active et de la plus dynamique des fédérations de communautés thérapeutiques. L’EFTC anime une page Facebook très active, une liste de discussion efficace et très animée, elle organise une conférence biennale et dispose de son propre volet scientifique avec l’EWODOR, le Groupe de travail et de recherche européen sur les drogues, qui lui-même organise son propre symposium annuel. Nous représentons le plus grand réseau de rétablissement européen et celui établi depuis le plus longtemps, avec plus de 70 organisations dans 28 pays, ainsi que des membres associés en Israël, au Liban, en Colombie, aux Etats-Unis et au Japon.

L’ensemble de ces activités sont autofinancées depuis 1981, sans aucun financement européen ou  national d’aucune sorte. Je pense qu’on peut être fier d’un tel parcours. Pour l’avenir, je pense que nous devrons faire davantage pour défendre le besoin de traitements plus longs, et pour mieux nous défendre contre les sempiternels arguments sur les coûts. Avec l’émergence de nouveaux réseaux de traitement des addictions en Europe de l’Est, les membres de l’EFTC seront inévitablement appelés à partager leur expérience avec les nouvelles CT qui s’y développent. Enfin, je pense qu’à long terme notre mission devrait aller au-delà des limites du traitement des addictions.

L’association de la méthodologie de la CT avec le traitement des addictions est en grande partie un accident historique. On pourrait selon moi envisager d’excellentes opportunités d’application de la méthodologie de la CT dans domaines – auprès des femmes victimes de la traite des êtres humains pour l’industrie du sexe; auprès des enfants migrants non accompagnés; des ex-enfants soldats en Afrique, etc. (c’est d’ailleurs en partie en train d’être réalisé). C’est un défi que nous pouvons relever je pense. Mais nous ne pourrons le faire que par une compréhension approfondie de la façon dont fonctionne une CT; Comment les différents éléments s’emboîtent et interagissent les uns avec les autres.