Au cours de ces dernières années la thématique des drogues et de leur consommation problématique a été un axe central des programmes publics et politiques. Malgré les multiples efforts et investissements réalisés dans ce but on ne constate pas de progrès significatifs. La population continue à consommer des drogues et les réseaux de trafic s’étendent de plus en plus, faisant s’écrouler ainsi l’utopie d’un monde sans drogues. A partir de là il est tout à fait légitime de s’interroger sur la politique et l’approche mises en œuvre pour affronter ce phénomène social et sur la nécessité d’une reformulation de celui-ci.
La législation chilienne actuelle (Loi N° 20.000) s’inscrit dans une démarche prohibitionniste, mise en place depuis la promulgation de la Convention Unique de 1961 sur les Stupéfiants, et donnant la priorité à des approches répressives et centrées sur le contrôle. C’est l’héritage de « la guerre contre les drogues » lancée alors par le président des USA Richard Nixon. C’est à ce moment-là que la consommation de drogues a commencé à être considérée comme un crime et une menace pour la sécurité nationale: elle devait être éradiquée en s’attaquant tant aux foyers de consommation (demande) qu’aux circuits de trafic (offre) (Del Olmo, 1989; Escohotado 1998a).
La tendance générale de la loi citée ci-dessus est d’élargir et d’intensifier tant les peines que les techniques d’investigation (diminuant ainsi d’autres garanties en jeu comme celle de la protection et du respect de la vie privée que garantit la constitution; cf. Article 19 N° 4). Dans ce cadre on punit le fait d’avoir sur soi des drogues illicites. Et même si l’objectif manifeste de cette loi est de protéger la santé publique, il est pour le moins discutable que des drogues comme le tabac et l’alcool (avec des taux de prévalence bien plus hauts que ceux des drogues illégales, et avec un impact sur la santé considérablement supérieur) ne soient pas interdites (Service d’Epidémiologie, MINSAL, 2008). C’est un des doutes qui surgit quand on se rend compte que l’interdiction de certaines substances ne concorde pas nécessairement avec la dangerosité de celles-ci, car il y a en jeu non seulement des facteurs de santé mais aussi des facteurs économiques, politiques et idéologiques.
Dans l’actuelle législation, on peut ainsi distinguer deux catégories chez les consommateurs de drogues. Si le but recherché est de protéger la santé publique, le présupposé de base est que la consommation de drogues illicites porte atteinte directement à la santé des consommateurs, c’est pourquoi ils seront classés comme malades. D’autre part, le fait que le Service National de prévention et rééducation de la consommation de drogues et d’alcool (SENDA), organisme chargé de mener à bien la politique des drogues dans le pays, dépende du Ministère de l’Intérieur, cela implique que la toxicomanie soit considérée un topique de plus de la sécurité publique, et de ce fait tous ceux qui y porteront atteinte (en consommant des drogues ou en en faisant le trafic) seront considérés comme délinquants. Dans les deux cas, le consommateur, serait quelqu’un qui perd le contrôle volitif de ses actes et se laisse dominer ou asservir par la substance. Et par conséquent, il devient nécessaire de déployer un système de contrôle sanitaire et judiciaire, en stigmatisant et excluant encore plus les consommateurs de drogues.
L’approche prohibitionniste s’érige en paradigme hégémonique et envisage une société libre de drogues ce qui suppose que l’on doit interdire tout type de consommation, même celle occasionnelle et festive, puisqu’elle entraînerait nécessairement une addiction, la réponse pénale à la consommation étant justifiée par le but de protéger la société. Il s’agit, alors, d’une vision réductrice, où l’accent est mis sur la substance en négligeant d’autres facteurs sociaux qui ont une incidence sur la toxicomanie comme par exemple l’inégalité et l’exclusion sociale, entre autres.
En plus du fait que la “guerre contre les drogues” n’a pas atteint son principal objectif explicite, elle lui a plutôt été contraire: ses conséquences négatives n’ont pas été des moindres. La politique prohibitionniste augmente l’ usage et la valeur des substances illicites, générant ainsi un marché noir libre de tout contrôle fiscal, où l’altération des substances et le manque d’ information sur celles-ci, met encore plus en danger la santé des consommateurs. De même, poursuivre le consommateur, ne fait que le stigmatiser un peu plus et augmenter la souffrance subjective que, paradoxalement, il essaie d’apaiser par la consommation de drogues (Inchaurraga, 2001).
En contrepartie il y a l’exemple d‘une réduction des dommages, qui trouva ses origines en Europe dans les années 80 face à la propagation du HIV par l’usage partagé des seringues dans la consommation d’héroïne. C’est à partir de ce moment que l’on a commencé à instaurer des programmes d’échange de seringues et de substitution aux opiacés. Cependant, l’exemple ne se réduit pas à ces stratégies et implique d’avoir une vision globale de la problématique, en supposant que le fait de permettre des formes non problématiques de consommation ne doit pas nécessairement accroître les taux de consommation et que, s’il en était ainsi, cela n’engendrerait pas moins de conséquences négatives tant dans le domaine sanitaire et criminel, qu’avec l’actuel régime de prohibition; en permettant de meilleurs soins de santé et un accès plus grand à ceux qui présenteraient des signes de consommation problématique. Et cela grâce à la reconnaissance de la présence et du rôle des drogues dans la société (De Rementería, 1998 en UDP, 1999).
La réduction des dommages se caractérise par le fait de défendre un point de vue pragmatique, dans le sens où s’établit une hiérarchie dans les objectifs et les différentes étapes pour y arriver, en partant des plus réalistes et immédiats pour réduire les risques de consommation, en aspirant à une consommation libre de risques ou à l’abstinence, selon le cas.
Cette approche cherche à garantir à tous l’accès à l’information et à la prévention, et aux soins dans les services de santé, à seule fin de minimiser les coûts par la pénalisation de la consommation (Inchaurraga, 2001). L’accent n’est plus porté sur la consommation mais sur les effets de celle-ci, qui sont considérés en termes d’utilité/dommages pour le consommateur. Alors sont mis de côté la condamnation du consommateur et les idéaux absolus, et ce qui prime c’est le pragmatisme. Alors on considère la consommation comme une pratique consciente et volontaire, en attribuant plus de responsabilité au sujet quant à ses actes. Le consommateur cesse d’être vu comme un enfant dont il faut s’occuper ou un être manquant de volonté qui est asservi par la drogue. Bien au contraire, c’est une personne qui peut choisir et, par conséquent, le système de santé doit lui proposer diverses options.
Au cours de ces dernières années nous avons été témoins du virage qui a été pris dans les traitements pour aborder la consommation problématique de drogues. Progressivement on a abandonné, plus dans la pratique que dans les directives officielles, la notion d’abstinence totale qui a donc cédé le pas à la réduction de dommages. Cependant, ce changement de paradigme n’est pas encore tout à fait intégré par les politiques publiques concernant les drogues. Il s’en suit une dissonance entre les lignes des programmes gouvernementaux et ce qui est effectivement mis en place dans les dispositifs de traitement en fonction de ce que requièrent les personnes qui reçoivent ces traitements et qui, souvent, ne sont pas disposées à abandonner leur consommation mais seulement à la diminuer.
Cependant, la réalité épidémiologique chilienne est différente de celle des pays européens: là-bas c’est la consommation de drogues injectables qui prime, ici la drogue qui pose les plus grands problèmes de santé c’est la pâte base de cocaïne. Cette substance est hautement addictive c’est pourquoi le contrôle de sa consommation serait plus complexe et, à ma connaissance, il n’existe pas encore d’expériences chiliennes documentées de réduction de dommages pour ce type de consommation.
Malgré tout on pourrait mettre en place des mesures qui rendraient la consommation plus sûre, par exemple, veiller à ce que les “pipes” soient maintenues dans des conditions d’hygiène basiques et ne soient pas partagées pour éviter la contagion de l’hépatite ou d’autres maladies.
Certaines expériences sur cette possible solution, ont été développées en Bolivie par le Dr. Jorge Hurtado, qui a donné des feuilles de coca à mâcher à des personnes dépendantes au chlorhydrate de cocaïne et/ou à la pâte base, et par Labigalini au Brésil qui a donné de la marihuana à des personnes très dépendantes de la cocaïne intraveineuse et du crack; les résultats obtenus sont intéressants (Castaño, 2000). Il devient nécessaire par conséquent d’élargir les orientations de recherche et de systématiser les expériences locales; cela devient complexe quand les recherches et l’approche pragmatique qu’elles suivent sont définies par l’État, cela rend difficile que surgissent des connaissances ou des propositions qui ne sont pas en accord avec la politique du SENDA et le paradigme de réduction de la demande (Quiroga et Villatoro, 2003).
Dans les milieux officiels, y compris le Ministère de l’Intérieur, on croit que si l’on adoptait cette approche plus permissive, la consommation de drogue augmenterait. Cependant, il y a des expériences qui démontrent que ces craintes ne sont pas fondées. Le cas le plus paradigmatique étant celui des Pays-Bas qui ont mis en place une politique de réduction de dommages (programmes de substitution d’opiacés par de la méthadone, distribution d’aiguilles propres pour éviter la contagion de maladies infectieuses, campagne nationale de vaccination contre l’hépatite B s’adressant à des groupes ayant des comportements à risque entre autres). De même ce pays a mené à bien une politique de tolérance envers les consommateurs, en dépénalisant la consommation de marihuana et de haschisch, en permettant leur vente seulement dans ce que l’on appelle les « coffeshops » autorisées ainsi qu’une autoproduction de 5 plants maximum de marihuana pour la consommation personnelle. Depuis on n’a constaté aucune croissance dans le nombre de consommateurs de ces drogues ce qui, combiné à une attitude plus permissive envers d’autres drogues, a fait que les Pays -Bas sont le pays qui a le plus faible pourcentage de toxicomanes extrêmement problématiques au niveau européen (Escohotado, 1998c).
L’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT) signale que, bien que les néerlandais en aient dépénalisé la vente, ils consomment moins de marihuana (5% de prévalence dans la population entre 15 et 64 ans) que d’autres pays européens ayant des politiques plus restrictives; les Pays-Bas sont en-dessous de la moyenne européenne de consommation qui est de 6.8%. En ce qui concerne la consommation de cocaïne aux Pays-Bas, elle se situerait aussi en dessous de celle des pays voisins.
Avec la légalisation et l’éventuelle réglementation, l’État pourrait percevoir des taxes considérables , lesquelles pourraient être destinées à leur tour à des plans de prévention et d’éducation. Un autre bénéfice éventuel serait que, si la vente de substances était réglementée, on cesserait de vendre des produits frelatés et hautement toxiques. En faisant de la vente de substances une économie légale, on pourrait tenir des registres plus exhaustifs des consommateurs problématiques, ce qui permettrait de redéfinir et perfectionner les politiques de prévention et rééducation. On réussirait aussi à réduire les frais en matière de justice et de sécurité; de plus, les niveaux de corruption chuteraient.
En définitive les bénéfices seraient multiples, mais tant que la politique prohibitionniste continuera à prévaloir au niveau mondial il est difficile que le Chili s’en démarque. Par ailleurs la nécessité de séparer la consommation du trafic est manifeste, ce qui impliquerait de modifier la loi pénale en vigueur, loi où il est spécifié que la consommation est une infraction. Une alternative serait de se servir des règlements civils ou municipaux qui protégeraient le bien commun dans les espaces publics, comme cela a déjà été fait dans plusieurs pays. La non pénalisation de la consommation n’implique pas un dérèglement de celle-ci (Catalán, 1999 en UDP, 1999).
Nous pouvons déjà constater comment on peut favoriser une consommation modérée de drogues légales comme l’alcool et le tabac, en réduisant les risques liés à leur consommation (par exemple: si vous buvez ne conduisez pas). Pourquoi ne pas mettre en place des mesures semblables pour d’autres types de drogues, sachant que les politiques restrictives n’ont permis aucune amélioration?
Ce sont quelques-unes des interrogations qui surgissent quand on analyse la politique publique actuelle et que nous incitent à commencer à penser à une nouvelle politique des drogues.
« Le maximalisme qui consiste à souhaiter un monde libre de drogues fait partie des rêves idéalistes et idéologiques auquel tout être humain a droit. Pour ce qui concerne l’action publique, sanitaire et sociale il est souhaitable qu’elle fasse preuve d’un degré élevé de réalisme et de pragmatisme » (Torralba i Novella, 1998 en Inchaurraga, 2001, p. 115).
Les traductions de cet article ont été assurées grâce aux bénévoles de Translators Without Borders, un grand merci à tous!
Références
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